Bientôt, le vent devrait tourner et je serais alors poussé par une main tiède et  bienveillante. En attendant, je galère toujours avec la gestion du stock d’eau.

Après quelques épisodes plutôt désagréables à rationner le nombre de gorgées avant d’atteindre un ravitaillement, je décide d’augmenter ma réserve. Désormais, je transporte neuf litres d’eau au lieu de six : le confort. Je peux m’hydrater, me nourrir et même me « laver » entre deux ravitaillements qui peuvent être éloignés d’une centaine de kilomètres. Je regarde avec envie les dromadaires qui traversent la route nonchalamment : ils sont adaptés, eux…

Comme dans les Bardenas en Espagne, le vent s'amuse avec le sable

Ne craignant plus de mourir déshydraté sur le bord de la route et avec l’aide d’un vent devenu amical, la distance parcourue par jour augmente jusqu’à atteindre 160 km le jour où j’arrive dans la capitale, Nouakchott.

J’y suis accueilli, non pas simplement hébergé, mais bien accueilli, par Saïd, sa femme et son fils. Je loge dans un appartement cossu à l’aménagement traditionnel comprenant notamment deux vastes salons : le premier pour les femmes, le second pour les hommes. Chacun est délimité par une banquette qui coure sur trois murs. On peut y accueillir au moins 30 convives. D’immenses tapis naturalistes couvrent le sol et des versets du coran calligraphiés habillent les cloisons. Au milieu du seul mur qui ne bénéficie pas de banquette trône une énorme télévision sur un meuble traditionnel. J’ai ma propre chambre.

La famille n’est jamais seule : collègues, amis, famille élargie participent à l’ambiance du lieu. Au total, je rencontre dans le salon masculin une dizaine de trentenaires mauritaniens aisés, plus ou moins politisés. Ils comprennent très vite mon envie de découvrir leur vie, leur quotidien. Les échanges sont foisonnants et singulièrement bienveillants. Un jour, c’est un ami de Saïd qui vit habituellement à Bordeaux qui m’instruit sur la place centrale du désert et du nomadisme chez les Mauritaniens, y compris chez les citadins. Un autre jour, c’est un collègue tunisien qui compare sa vie en Tunisie et celle en Mauritanie. Encore un autre jour, deux de ses amis, passionnés par mon périple, me questionnent pendant des heures. Mais c’est surtout de Saïd que j’apprends le plus sur la vie en Mauritanie et sur l’Islam, plus particulièrement sur le soufisme, un des courants de ses érudits. Nous trouvons des ponts évidents avec d’autres courants spirituels : amour universel, altruisme, intégrité, non-dualisme, etc. C’est passionnant.

Je suis les prières en observateur attentif. Lorsque les invités sont présents à l’heure de la prière, Saïd préside. Il déclame, tantôt menton dressé vers le ciel, tantôt vers le sol, ouvre ses mains, se les appose sur le visage. Ses coreligionnaires l’imitent. La danse sacrée est lente. Il se plie, ils se plient. La déférence et le respect qui émanent est palpable. Il s’agenouille, ils s’agenouillent, se relèvent ensemble. L’hommage est à peine chanté et les syllabes sont souvent chuchotées. L’ambiance sonore est solennelle et mystérieuse. La prière achevée, les discussions reprennent aussi vite qu’elles se sont tuent. Un dernier évènement va marquer la fin de mon séjour.

Un matin, Saïd s’affaire autour de la grosse enceinte qui lui sert de lecteur de musique. Il me regarde, enthousiaste, comme s’il trouvait enfin un partenaire d’écoute. Le son n’est pas encore lancé qu’il tord le potentiomètre du volume au-delà du maximum. Je n’ai pas encore pu écouter de musique mauritanienne, je lui souris en retour. Trois accords, l’appartement vibre, puis : « Au nord, c'étaient les corons, la terre c'était le charbon, le ciel c'était l'horizon, les hommes des mineurs de fond… » et Saïd tourne sur lui-même, chante, me regarde attendant la même extase de ma part. Je suis dans les tréfonds de Nouakchott, capitale de la Mauritanie, chez un habitant pieux et sa passion musicale, c’est Pierre Bachelet !

Je devais rester deux ou trois jours chez Saïd, j’y reste une semaine. Il m’emmène à ses rendez-vous professionnels, à son match de foot, à son travail (logistique maritime), chez sa mère… Chaque jour, j’en sais plus sur ce pays chaleureux. Chaque rencontre est un point de vue, sans prise de recul, un point de vue radical sur la situation du locuteur : jeune homme d’affaires dynamique qui sera sûrement dans les hautes sphères de l’État dans les prochaines décennies, mère malade à la tête d’un gynécée dans une société patriarcale et misogyne ou encore expatrié espagnol à la tête d’une usine de carton…. Je ne peux pas vous faire une synthèse de ces discussions passionnantes. Je les ai plus intégrées que retenues.

Je prends congé de mon hôte le 13 novembre. À l’image du peuple du désert, je charge mes effets et ma maison sur mon destrier et repars pour une vie nomade, simple et dépouillée. Mon nouvel objectif est la Réserve de Biosphère de Diawling au niveau de l’estuaire du Sénégal à la frontière sénégalaise à 200km de Nouakchott, soit trois jours de route. Je regrette bien vite la climatisation de l’appartement de Saïd. La chaleur et la luminosité intense me tassent sur le vélo, elles me saoulent. Pourtant, pas un centimètre carré de peau n’est offert au cagnard et aux vents sableux.

Seule ombre organique détectée depuis plusieurs semaines.

Comme en mer, mes sensations dans le désert sont très contrastées et dépendent directement des conditions météorologiques. Quand les éléments sont apaisés, je vis dans la sérénité, le calme et la contemplation, je me sens d'ici. Lorsqu'ils se déchaînent, c'est la violence, le vacarme et la fragilité, je suis un étranger inadapté. Les pauses nocturnes sont alors salvatrices. J’échoue tantôt dans un village abandonné, tantôt dans un poste militaire accueillant…

Village abandonné

Chaque matin, le même rituel et la même préparation à la fournaise, mais les conditions commencent à évoluer. Avec la latitude qui décroît, les températures fléchissent, les bords de routes s’étoffent de plantes rachitiques qui verdissent au fil des kilomètres. Petit à petit, la vie reprend ses droits dans tous ses aspects : les paysages se décorent d'acacias, le ciel de passereaux, le vent de chants d'insectes, les pistes d'habitations rudimentaires. Le cul encore vissé sur la selle, je me retourne et prends conscience qu'une étape majeure vient d'être franchie. Je viens de traverser le Sahara, j’accède au Sahel.

Encore quelques sursauts sableux

L’approche de l’estuaire du Sénégal accentue encore le contraste : les fossés se remplissent d’eau et de roseaux, la chaleur desséchante du désert laisse place à une chaleur humide autrement plus pesante, le silence minéral à la cacophonie avicole. La luxuriance ! Il aura fallu moins de 200 km pour passer d’un désert biologique à l’opulence. J’arrive à Diawling, heureux d’avoir vécu le désert et d’être là, de l’autre côté, prêt à me gaver de vie.