Les jours qui suivent se ressemblent. Doucement, je trouve un rythme, un rythme lent et même très lent lorsque le vent forcit.

Pendant des jours, un puissant vent d’est chargé de sable me ralentit. Je ne roule plus à la verticale, mais penché côté vent… Sa force est telle que mon vélo est d’une propreté étincelante côté vent, le sable transporté par ce dernier a décapé le côté gauche du vélo.

Comme si la chaleur ne suffisait pas...

J’arrive à Boulenouar faire le plein d’eau avec un vélo quasi neuf (côté gauche…). J’en profite pour passer les quelques heures du zénith à l’ombre du préau d’une petite épicerie. Je m’incruste sur une natte où une dizaine de Mauritaniens noirs et hâlés en drâa, magnifique tenue traditionnelle bleu ciel, prennent le thé. Comme toujours, je suis l’attraction. Un blanc qui traverse leur pays désertique en vélo, c’est… cocasse… On partage le thé et toute la troupe disparaît, à part un vieil homme, resté silencieux depuis mon arrivée. Finalement, il décide de m’adresser la parole en me posant des questions logistiques sur mon périple. Son français est excellent et soutenu. La discussion qui s’engage est passionnante. Il a été instruit par les colons français à la dure. Il se prenait des coups de trique pour chaque faute d’orthographe et subissait des punitions humiliantes. Résultat, il est amoureux de la France et la fantasme… Syndrome de Stockholm ? Il m’explique que, pour exprimer des situations ou des émotions complexes, il ne peut pas le faire en arabe, il doit utiliser le français. Il ponctue son monologue de textes d’Hugo, de poèmes de Baudelaire et du discours d’investiture de Mitterrand. Impressionnant. Le seul phénomène qu’il ne comprend pas, c’est l’élection de Sarkozy : « Comment un peuple éduqué et clairvoyant comme l’est le peuple français a pu voter pour ce nabot ?? ». Il m’apporte des éléments indispensables pour comprendre la culture mauritanienne et son histoire. Nous nous serrons dans les bras, il m’offre son haouli (type de chech) blanc immaculé, je repars plus au sud, ému, nouvellement enturbanné.

Baba, un érudit dans le désert (il est à droite...)

Il ne me reste plus que 235 km pour atteindre le mythique banc d’Arguin, zone côtière de 17 000 km² dont la faible profondeur et les courants favorables offrent un gîte et un couvert exceptionnel pour tous les oiseaux migrateurs en provenance d’Europe de l’Ouest, extenués par la traversée du Sahara. Deux millions d’oiseaux s’y reposent par an. Cette année, je me joins à cette cohue avicole. Toute la surface terrestre est occupée par le désert et une seule route y pénètre, tout au sud. Elle dessert un petit village de pêcheur.

Une seule route de 50 km pour une surface grande comme deux fois la Corse… Le parc se visite donc en barque et en 4x4. Je suis à vélo. Un autre facteur joue dans les choix que je dois faire : le temps. Je dois arriver à Dakar fin novembre et j’ai une Réserve de Biosphère à visiter : la Réserve de Biosphère transfrontalière de Diawling. Je n’ai que peu de temps à accorder au gigantesque Banc d’Arguin. Il faudra trois jours pour atteindre le poste d’entrée du parc. Je décide de rester seulement trois jours dans le petit village de pêcheurs accessible par la route. Il existe deux lagunes à proximité, connues pour accueillir de nombreux oiseaux d’eau. Je me satisferais de cette approche. Je laisse mon vélo au poste d’entrée et prends un « taxi » qui m’emmène à Nouamghar. Boutiah, le responsable du poste d’entrée a contacté ses collègues du village pour les prévenir de mon arrivée.

Boutiah, son poste d'entrée au PNBA (Parc national du Banc d'Arguin) et la bécane

Une tente traditionnelle dans un petit centre touristique serait disponible pour mon séjour. J’arrive au village, le dos endolori de la présence de nombreux trous dans la route et de l’absence d’amortisseur de la splendide épave qui me sert de taxi. Le village ressemble à un camp de réfugiés, il est composé d’une multitude de petits baraquements rudimentaires. Le chauffeur ne connaît pas le centre touristique et m’emmène au bureau du Parc. Les agents sont un peu penauds. Il n’y a pas de centre touristique, pas de tentes… Je vais donc dormir chez eux… Je partage une omelette et un bout de pain rassis avec mes hôtes, m’installe, prépare mon matériel photo pour le lendemain matin et m’endors sur la banquette de bois qui m’est attribuée. À 5h30, je pars pour deux heures de marche rejoindre les sites ornithologiques. L’ambiance est ahurissante : couleurs ocres à peine révélées par une lumière encore évanescente, odeurs marines prégnantes, paysages lunaires, absence totale de bruit, horizon infini délimité par l’océan d’un côté et de lointaines dunes de l’autre. Je marche accompagné d’une étrange excitation. Le chemin longe en partie une plage peuplée de vestiges de conques et d'herbiers marins, nourriture appréciée de nombreux oiseaux.

Récolte en une demie heure

J’atteins enfin une dune de coquillage qui m’offre une vue imprenable sur les deux lagunes recherchées. Approcher les oiseaux est complexe, je suis à découvert. Je passe ma journée à ramper au milieu des liserons et des palétuviers pour observer et photographier sternes, pélicans, barges, pluviers, courlis, flamants et autres bécasseaux. J’ai mal aux genoux, je n’ai pas de photos incroyables, mais je viens de vivre une magnifique journée, le genre de celles qui me font faire ce voyage.

De retour chez les agents du parc, je décide de partir le lendemain, les distances entre les sites ornithologiques sont trop grandes pour les faire à pied et les agents n’ont pas de missions prévues sur d’autres spots. Le retour vers le poste d’entrée est encore plus épique que l’aller. Par un concours de circonstances, je me retrouve assis sur une cargaison de poissons à 2,5m de hauteur dans la benne d’un petit camion poussif en compagnie d’une dizaine de pêcheurs. La cargaison est trop imposante pour la benne, elle est maintenue par un filet de pêche. Le camion est obèse. On me dit de bien me cramponner au filet en prévention d’accident. Imaginons un instant l’efficacité du dispositif… Il suffit d’un coup de frein sec pour que tous les passagers volent au-dessus de la cabine en laissant derrière eux une salade de doigts pris dans le filet… Le bombement de la cargaison provoque l’instabilité de mon fessier et un lent glissement vers l’extérieur, je ne maîtrise rien. On roule à 90 km/h et je glisse doucement malgré mes doigts crispés sur ce filet sournois sur une route défoncée. Ça devient chaud… Le camion ralentit et s’arrête. Tout le monde descend, c’est la prière ! Allah vient de me sauver ! Je m’installe mieux dans une petite dépression de la cargaison, je ne risque plus de finir écorché sur la route. J’ai troqué ma mort contre une subtile odeur poissonneuse qui imprègne mon séant. Tout le monde remonte et nous arrivons au poste en début de nuit. Boutiah m’y accueille. Je dors, heureux d’être en vie et des images ornithologiques de la veille. Après un traditionnel thé à la menthe, je repars toujours vers le sud en direction de Nouakchott.

Vers Nouakchott